jeudi 2 mai 2013

Louis Aragon - Aurélien

L'intrigue d'Aurélien pourrait tenir en deux lignes mais ce serait méconnaître les multiples dimensions de ce récit : au-delà de la romance entre les deux protagonistes, c'est le Paris de l'entre deux guerres, la frénésie des années 20 que nous donne à voir Aragon. C'est une génération en manque d'idéal que celle d'Aurélien qui a combattu durant la Première Guerre Mondiale. Aurélien est celui qui "erre à travers [son] beau Paris sans avoir le cœur d'y mourir". Il touche suffisamment de rente pour ne pas avoir à travailler alors il passe une grande partie de ses nuits au Lulli's . Il couche de temps en temps avec des prostituées ou des femmes mariées. Il est plutôt séduisant mais ne connait que de liaisons éphémères, c'est avant tout un solitaire. Bérénice quant à elle, est en vacances chez son cousin Edmond Barbentane (un ami d'Aurélien) et c'est ce dernier qui a l'idée de faire naître une idylle entre la jeune Provinciale et son vieux camarade. Ce qui complique les choses, c'est le "goût de l'absolu" de Bérénice.


"La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide". Si la première phrase du roman d'Aragon semble tromper l'effet d'attente du lecteur, ce n'est que pour mieux le ramener plus tard et par des biais plus ou moins alambiqués, au face-à-face inéluctable entre Aurélien et Bérénice. Mais Aurélien est une célébration profondément ambivalente du sentiment amoureux : "Oui, on sort d'un amour comme on y entre, sur une décision prise ; et de le constater était à Leurtillois un désappointement profond".

Si rien ne semble prédisposer Aurélien et Bérénice à s'aimer, si on semble bizarrement vouloir les jeter à tout prix dans les bras l'un de l'autre, il n'empêche que les deux personnages en sont à un moment de leur vie qui les place dans une attitude de profonde disponibilité vis-à-vis de l'amour. C'est ainsi que la magie opère, par cette étrange alchimie qui les rend inexplicablement uniques l'un pour l'autre. Pourtant, la vie n'est pas aussi bien faite qu'un roman et Aurélien a en cela le mérite de donner l'illusion des méandres de la vie même, et Aragon de multiplier les occasions manquées entre les amoureux. Où les mènera cette course éperdue vers un Idéal si difficile à atteindre ?

Ce roman nous offre une galerie de personnages fascinants, à la psychologie finement dessinée : qu'il s'agisse d'Edmond ou de Blanchette Barbentane, de Rose Melrose ou de Paul Denis, le lecteur est le spectateur privilégié des états d'âme, des calculs et des tergiversations de chacun. On voit ces individus se croiser, se blesser, s'aimer ou se briser sur fond de grisaille parisienne, dans un monde que la guerre a bouleversé et a laissé tristement désenchanté. Ils vivent au jour le jour en quête des plaisirs simples de la vie ; Bérénice détonne étrangement dans ce décor par sa soif inassouvie d'Idéal.

"Car Bérénice avait le goût de l'absolu.
Elle était à un moment de sa vie où il fallait à toute force qu’elle en poursuivît la recherche dans un être de chair. Les amères déceptions de sa jeunesse qui n’avaient peut-être pas d’autre origine que cette volonté irréalisable d’absolu exigeaient une revanche immédiate. Si la Bérénice toujours prête à désespérer qui ressemblait au masque doutait de cet Aurélien qui arrivait à point nommé, l’autre, la petite fille qui n’avait pas de poupée, voulait à tout prix trouver enfin l’incarnation de ses rêves ; la preuve vivante de la grandeur, de la noblesse, de l’infini dans le fini. Il lui fallait enfin quelque chose de parfait. L’attirance qu’elle avait de cet homme se confondait avec des exigences qu’elle posait ainsi au monde. On m’aura très mal compris si l’on déduit de ce qui a été dit de ce goût de l’absolu qu’il se confond avec le scepticisme. Il prend parfois le langage du scepticisme comme du désespoir, mais c’est parce qu’il suppose au contraire une foi profonde, totale, en la beauté, la bonté, le génie, par exemple. Il faut beaucoup de scepticisme pour se satisfaire de ce qui est. Les amants de l’absolu ne rejettent ce qui est que par une croyance éperdue en ce qui n’est peut-être pas."


Aurélien se révèle lui aussi à la recherche de ce qui donnera du sens à sa vie. Sa quête semble, du moins pour un temps, coïncider avec celle de Bérénice.

"Pour la première fois de sa vie, Aurélien éprouvait, avec cette acuité de sentiment qu’on n’a, en général, qu’un peu avant le réveil, dans la dernière période du sommeil, Aurélien éprouvait le vide absolu de sa vie. Il avait cru, plus ou moins, jusqu’alors, qu’il faisait quelque chose, qu’il trompait assez bien la mort, oisif au point de vue des imbéciles, pensait-il, mais enfin... Il voyait des gens, il se plaisait à les écouter, à juger ce monde déraisonnable, à se mêler à son agitation de surface, à deviner ses drames profonds, à partager ses plaisirs... Il avait des aventures qui étaient un peu des découvertes... De temps à autre, il voyageait, il prenait à tous les vents de sa liberté une bouffée, une ivresse de ce temps inconscient et lourd qui avait suivi la guerre... de cette autre guerre sourde, la paix... Comme ce dilettantisme lui paraissait aujourd’hui creux, inutile ! Il ne désirait rien. Pas même le soleil, la chaleur. Que s’était-il donc passé ?"

Aragon est un auteur que j'admire beaucoup. Pour moi, ce livre est à mettre aux côtés de Belle du Seigneur au sommet de la pile des livres qu'il faut avoir lus avant de mourir. Il contient des passages magnifiques qui dépeignent l'âme humaine dans toute sa complexité, qui restituent de façon remarquable les choses qui peuvent donner du sel à la vie comme celles qui peuvent plonger dans la plus profonde désespérance.

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