mardi 1 mai 2012

Rêver de l'Irlande

Je ne connais pas l'Irlande. Pourtant c'est un pays qui m'attire. Ses paysages de pierre et de verdure, ses ciels gris à l'infini, sa nature sauvage.C'est précisément cette apparente hostilité qui me la rend si chère. A mon Irlande de carte postale s'ajoutent en mélodie de fond les chansons de Damien Rice, colorées par la virtuosité d'un Beckett et l'impertinence d'un Ken Bruen. Un mélange détonnant d'où ressort ce cocktail inimitable d'humour, de mélancolie et d'impertinence.
C'est donc avec un sentiment partagé d'excitation et d'appréhension que je me suis lancée dans la lecture de deux romans de Sorj Chalandon : Mon traître et Retour à Killybegs. Sorj Chalandon est un journaliste qui a couvert durant de nombreuses années le conflit qui opposait l'IRA aux Britanniques. Il est alors devenu ami avec Denis Donaldson, figure importante de l'IRA. Cet homme a beaucoup compté dans sa vie ; c'est pourquoi il a été profondément meurtri lorsqu'il a appris en 2005 que depuis plus de vingt ans, cet homme avait trahi la cause qu'il défendait.
J'ai été touchée par l'interview que Sorj Chalandon a donnée au Nouvel Obs lors de la sortie de Mon traître. Non seulement, il est passionnant de l'écouter parce qu'il revient de façon éclairante sur la genèse de son roman mais en plus il explique avec une simplicité et une fragilité profondément touchantes la blessure que cette trahison a provoquée chez lui. Il a choisi de raconter cette histoire par le biais d'un roman parce qu'il était incapable de le faire en tant que journaliste, étant beaucoup trop proche du personnage principal de l'histoire. Denis Donaldson est donc devenu Tyrone Meehan et Sorj Chalandon a pris les traits d'un jeune luthier parisien, Antoine, tombé amoureux de l'Irlande, des Irlandais et de cette cause qu'ils défendaient jusqu'à la mort. Ce qui m'a le plus fascinée, c'est la relation qui se crée entre Tyrone et Antoine, cette amitié fraternelle (et même paternelle), la manière dont Sorj Chalandon a rendu compte de l'incompréhension : comment du jour au lendemain, cet homme reconnu et aimé est devenu pour lui "son" traître, en même temps que celui de toute une nation. Et le doute que cette trahison entraîne à propos de l'amitié, ce retour égoïste (mais tellement humain) sur soi, sur le rapport à l'autre et ce désir un peu vain de se raccrocher à quelque chose quand le sol s'est dérobé sous nos pas.

Je n'étais pas triste de lui. Je n'étais pas triste de nous. J'étais triste de moi. Triste de n'avoir rien vu, rien entendu, rien senti. J'étais triste de ma somnolence, triste de mon affection, triste de mes certitudes. J'étais triste de chacun de mes gestes pour lui. J'étais triste pour Sheila et Jack. Et triste pour l'Irlande, triste pour mon grand homme à col rond. Triste de la pluie qui s'était mise à tomber, triste des brumes sur les collines, triste du soir qui tombait en voiles gris. Aussi, j'étais en colère. En colère de ce qu'il nous avait fait. En colère parce qu'il nous obligeait à être là, les uns contre les autres, avec le froid au ventre et la stupeur. J'étais en colère parce qu'il faisait couler nos larmes. Parce qu'il nous avait trompés, malmenés, abîmés. J'étais en deuil. Il me faudrait maintenant vivre avec un silence de moi, et un silence de lui.

Ce livre (paru en 2008 chez Grasset et aujourd'hui disponible en poche) puise son intensité dans cette blessure qu'il n'arrive pas à guérir et dont, à la lecture, on ressent encore toute la souffrance qu'elle a pu faire éprouver à l'auteur.


En 2011, Retour à Killybegs paraît chez Grasset. Ce roman n'est pas la suite du premier mais en reste indissociable. Sorj Chalandon sait qu'il n'en a pas fini avec "son" traître et écrit l'histoire cette fois-ci du point de vue de Tyrone Meehan. Il trouve des raisons à la trahison de Tyrone, des raisons fictives mais qui pourraient être réelles, des raisons qui ne l'absolvent pas mais qui lui permettent de donner du sens à cette histoire. J'aime quand les auteurs écrivent avec leurs tripes. C'est vraiment le sentiment que j'ai eu en lisant Chalandon. J'ai été bluffée par la grandeur qui se dégage de ce roman ; les raisons personnelles à l'origine de l'écriture et qui m'ont initialement intéressées sont totalement transcendées par cette réflexion menée sur l'engagement, sur le sens qu'on lui donne et en même temps sur la complexité d'un combat sans merci qui met en jeu des vies. Un grand livre sur la nature humaine, prise dans les rets de combats qui la dépassent.

J'ai interrogé le ciel. Il ne parlait pas d'orage. La lune caressait les murets de pierre et le haut des collines. J'avais été réveillé par une explosion de nuit, un fracas de mémoire. Ces remords en cahots qui déchirent les rêves.
Je suis rentré. J'ai ouvert la bouteille de vodka. Coule, coule, coule. Voilà, comme ça. La capsule gazeuse d'une boîte de bière. J'ai mélangé jusqu'au bord. Encore ivre d'hier, déjà ivre d'aujourd'hui. Et qui pour me juger ? Ici, je parle avec les rats. J'ai des amis cloportes. Je partage mon pain avec les fourmis soldats. Des unités entières, qui marchent sous mes ordres. Dans la maison de mon père, c'est moi qui commande. J'ai ouvert les rideaux, la fenêtre en grand. Je voulais qu'on me voie du milieu de la nuit. Dans quelques heures, il y aurait une clarté blanche à l'horizon. Les premiers oiseaux. La lumière qui pardonne. Encore un nouveau jour et je serais vivant.


Il faut lire Sorj Chalandon pour la beauté de son écriture et la grandeur mêlée de fragilité de ses héros. Je craignais toutefois d'être assez vite lassée par ce conflit entre Irlandais et Britanniques dont je ne connaissais à peu près rien mais c'est tout le contraire qui s'est produit, cela m'a donné envie d'en savoir plus. Ce sont des questions complexes mais que Sorj Chalandon nous rend relativement accessibles en nous épargnant l'écueil d'un manichéisme qui serait ici malvenu. Il faut lire Sorj Chalandon pour rêver encore d'Irlande, une Irlande passionnante, différente de mon Irlande de carte postale mais tout aussi fascinante.

4 commentaires:

  1. L'Irlande, pays de légendes aux couleurs si particulières, prenantes, comme vivre dans un rêve.
    Si l'occasion se présente à toi, envole-toi vers ce magnifique pays, j'ai eu la chance d'y aller et mon rêve c'est d'y retourner.
    Je vais bientôt sur mon blog dans la pari "voyages" créer un topic sur ce vert pays^^

    Sinon les deux livres que tu nous présentes me donnent bien envie, surtout "Retour à Killybegs" le style d'écriture me plait bien :)Je pense que l'on peut y visiter l'Irlande ou la re-visiter.

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    1. Te lire me donne encore plus envie d'y aller, Aina. Je guetterai l'article sur ton blog alors ;-)

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  2. J'ai lu le second livre présenté, et j'ai vraiment été sous le charme de cet auteur.
    Je ne lirai pas "mon traître", mais un autre sans doute, oui.

    (NB : c'est Leiloona, mais tu n'as pas donné la possibilité de laisser l'url des blogs. ;) )

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    1. Merci pour ton passage, Leiloona ! J'ai modifié les paramètres mais je suis pas sûre d'avoir fait ce qu'il fallait^^. Il faudra retenter

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